« L'estofi – Le plat qui venait du froid »
Christian Bernard & Daniel Crozes
Éditions du Rouergue, 2012, ISBN 978-2-8126-0350-1
Le stockfish : témoin du temps
Il est des produits, inconnus de la majorité des mortels et qui sont pourtant tellement chargés d'histoire qu'en la retraçant, on relie leur singularité au commun ; ils passent alors d'anecdotique à signifiant.
Le stockfish est l'exemple même, dans la gastronomie française, de l'objet confidentiel, incongru même pour l'estofi, dont on n'aurait pu ne jamais parler s'il n'était lié à une histoire, à une trame historico-géographique consubstantielle, que se sont attachés à mettre en lumière Christian Bernard et Daniel Crozes, dans un remarquable ouvrage paru aux Éditions du Rouergue.
Confidentiel pourrait être le maître-mot de article, car ce poisson, ces poissons, secs comme un coup de trique après avoir passé des semaines suspendus au vent du large sur les côtes de Norvège, ne se consomment traditionnellement en France que dans deux régions, dans la région de Nice sous l'appellation 'estoficata' ou 'stoficado' et dans une toute petite aire géographique autour de Decazevile dans l'Aveyron, sous celle 'd'estofinade'.
L'estofi, puisqu'on l'appelle ainsi par chez nous, n'est pas de la morue, du cabillaud salé, qu'on se le dise ! Et cela n'a rien à voir !
Plusieurs poissons, tous ou presque de la famille des gadidées, entrent en jeu, l'églefin Melanogrammus aeglefinus, haddock quand il est fumé, la morue Gadus morhua, la lingue Molva molva, qui est soit classée dans les gadidées, soit dans les lotidées, le colin (là ça se complique, vu le nombre de poissons portant l'appellation 'colin'), pour faire simple et rester dans les gadidées, disons lieu jaune Pollachius pollachius, lieu noir Pollachius virens, et peut-être, bien qu'il soit très rare, le colin de Noruega Theragra finnmarchic, et pour finir le brosme Brosme brosme.
Pour terminer cette dissertation phylogénique, le terme de morue noire employée dans l'ouvrage (p23) renvoie à une appellation de la morue à Saint-Pierre et Miquelon et non à la 'morue' charbonnière, Sablefish en anglais, Anoplopoma fimbria, présente dans le Pacifique et appartenant à la famille des Anoplopomatidées.
Ces poissons sont éviscérés, étêtés, attachés deux par deux, puis suspendus sur de hauts chevalets de huit à dix mètres et exposé au soleil, au vent et à la neige pendant de longues semaines. Exposés aux embruns, ils sèchent naturellement, deviennent légers comme l'air et durs comme bois, au point qu'ils ont pu naguère servir de gourdins, faire l'objet de règlements de police, et concentrent ainsi leurs propriétés nutritionnelles.
Il faudra ensuite quatre à cinq jours de réhydratation, à l'eau courant – « dans un ruisseau, c'est encore mieux », préconisaient les anciens qui étaient, parait-il, capables de savoir dans quel ruisseau l'estofi avait séjourné – pour pouvoir envisager de le cuisiner.
Poisson sec et sans sel, quoi de mieux autrefois quand on observait le carême et les jours maigres, que la gabelle pesait sur le peuple et qu'il n'y avait pas de réfrigérateur ?
Et pourtant le stockfish ne s'est jamais imposé en France ; alors que la morue se banalisait, il disparaissait progressivement, et le bassin de Decazeville fait figure aujourd'hui de village gaulois !
Plusieurs facteurs peuvent entrer en jeu dans cette étonnante longévité locale, le fait que les stockfishs, remontés de Bordeaux par les gabariers, depuis le XIIIe ou XIVe siècle, finissaient leur course dans cette zone, plus certainement l'essor du bassin minier au XIXe qui empêcha sa disparition, par le respect des dogmes catholiques, imposés aux ouvriers, des fondateurs et des grandes familles régnantes et, plus récemment, par l'attachement aux traditions qui vit une partie de la population revendiquer et propager ce patrimoine culinaire, après l'extinction de l'industrie et la disparition progressive des coutumes familiales dans les années cinquante.
Même s'il ne remonte plus le Lot depuis la seconde moitié du XIXe, le stockfish est donc toujours présent, défendu aujourd'hui par une confrérie et des Maîtres-Restaurateurs, valorisant l'estofi et l'estofinade.
Mais ils ont, face à eux, un ennemi autrement plus dangereux que la mal-bouffe et le plateau-télé, c'est la sur-pêche, l'exploitation pétrolière, la pollution et le réchauffement climatique qui font décroître les stocks et modifier les conditions de séchage, essentielles à la qualité du produit.
De poisson de pauvres, méprisé par les puissants jusqu'à nos jours, le stockfish est devenu aujourd'hui un produit de luxe que seule la passion pourra maintenir.
Quelques acrimonieux – que les gaz d'échappement ne doivent pas déranger pas quand ils font leur jogging - me diront peut-être : « C'est bien tout ça, mais vous n'avez pas évoqué un point qui a peut-être empêché le stockfish de se propager... son odeur quand on le réhydrate... ». Mais ce parfum, certes étonnant, puissant pour le moins, est le sien et participe à la cérémonie, et l'on ne peut pas réellement dire connaître, apprécier une estofinade sans l'avoir un jour réalisée soi-même de bout en bout.
Là, nous mangeons du sens...
Bernard Pichetto / 04-11-2012